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    Comprendere Haïti et la crise actuelle

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    Jean PeetersBy Jan Hanssens, cicm
    Missionnaire en Haïti

      

    Le 7 février de chaque année est devenu une date symbolique dans le pays : le 7 février 1986 a marqué le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, et depuis la Constitution de 1987, la date est devenue la date d'installation des nouveaux présidents. Mais cette année, 2024, aucun nouveau président n’a été installé. Au contraire, la grande majorité de la population réclame la démission du Premier ministre en place, qui a pris tout le pouvoir entre ses mains après l'assassinat du dernier président en exercice, Jovenel Moïse, il y a près de deux ans.

    Depuis l'assassinat, les choses sont allées de mal en pis à un rythme accéléré. Les luttes de pouvoir sont devenues quotidiennes. Les gangs armés et la violence ont augmenté de façon spectaculaire, tout comme la répression policière des manifestations populaires. La peur et l'indifférence règnent. Tout le monde semble attendre « son tour » pour être victime des bandits. Les groupes armés sont aux commandes. Ces gangs sont des jeunes au service de puissants groupes politiques et économiques qui se cachent. On les appelle les « gangs aux cols blancs ».

    Ceci est le résultat de deux années d'activité des gangs et d'une attitude de laisser-aller de la part du gouvernement : des quartiers populaires entiers sont devenus comme inexistants ; ils sont devenus des lieux voués aux gangs et à la violence ; près de 200 000 personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays ; plus de 100 000 personnes, pour la plupart des professionnels, ont quitté le pays 1. 5 000 meurtres à travers le pays, selon les chiffres de l'ONU pour la seule année 2023. L'inflation est de 40 %. Les groupes armés remplacent l'État : ils installent les chefs de quartier et les leaders communautaires. Ils s’assurent le soutien populaire avec de l'argent parce que l'État ne fournit pas de services publics. Dans ces conditions, si la population perd sa vigilance, les prochaines élections annoncées par les autorités et organisées avec le soutien de la communauté internationale pourraient bien porter un chef de gang à la tête du pays.

    Comment en sommes-nous arrivés là ?

    Le départ de Duvalier n'a en aucun cas marqué la fin de la mentalité de type autoritaire de Duvalier et de la soif insatiable de pouvoir. Les nouvelles autorités, même celles qui ont été démocratiquement élues, n'ont pas réussi ou ont refusé de mettre en place des institutions qui défendent l'État de droit.

    Haïti a un problème de longue date avec les gangs qui ont leurs origines dans divers groupes tels que le « macoutisme » ou les milices de Duvalier, les paramilitaires lors du coup d'État de 1990-1993, les « chimères » employées par le président Aristide à une époque où le pays n'avait pas d'armée, ils ont pris davantage d’extension sous la présidence de Martelly.

    Intéressons-nous aux causes plus profondes

    La crise actuelle s’enracine dans les structures sous-jacentes du pays, héritées de l'époque coloniale et soigneusement entretenues par ceux qui sont au pouvoir. La richesse du pays est inégalement répartie, avec des personnes extrêmement pauvres vivant à côté de personnes extrêmement riches. La bourgeoisie commerciale et économique, souvent étrangère au pays, considère le pays comme une source facile pour s'enrichir.

    Souvent, les analyses ne tiennent pas compte des mentalités profondément enracinées dans une histoire douloureuse d'esclavage et d'oppression. Certes, le peuple haïtien a d'énormes qualités d'amitié, d'hospitalité, d'endurance, de courage, de générosité et de résilience (ce qui n'est en aucun cas une résignation). Ils sont profondément religieux et même syncrétistes. Mais il y a ceux qui cèdent facilement à l'abus de pouvoir (les choses qu'ils ont subies de la part de leurs maîtres et dont ils ont été victimes, sont inconsciemment transmises), au mensonge, au « marronnage » et à la tromperie (où l'on cache ses intentions comme le faisaient ses ancêtres envers les colons et où l'on apprend à ses enfants à cacher qui l’on est) ; un manque de confiance en soi et d'estime de soi qui peut devenir une source d'hypocrisie. Le favoritisme et la politique des relations, au lieu des compétences, entrent également en jeu. Le Dr Bijoux, psychiatre, parle aussi d'un complexe d'indépendance ou du « chacun pour soi », ce qui explique la difficulté du dialogue et d’une vraie solidarité avec les autres .2

    Dans un passé récent, le travail des Eglises a fortement insisté sur l’évangélisation comme motivation pour le développement et sur l'Évangile comme source de libération. Les mentalités profondes ont été négligées. Nous devons nous rappeler que l'égoïsme, le désir de pouvoir et la poursuite de l'intérêt personnel habitent le cœur de chaque personne, quelle que soit sa culture. Par conséquent, les systèmes de contrôle et de supervision sont essentiels à l'organisation de toute société politique et de l'économie.

    Il est également nécessaire de considérer la riche histoire du peuple haïtien, qui a porté dans la souffrance et dans le combat, le flambeau de la liberté et de l'indépendance en Amérique latine et dans le monde. La créativité artistique de ses artisans est légendaire.

    N'oublions pas non plus le rôle néfaste joué par les puissances étrangères dans l'histoire du pays. L'indépendance de « nègres » (1804) a été mal digérée par les puissances coloniales. À cette époque, la division de l'Afrique (la Conférence de Berlin, 1864) n'avait pas encore eu lieu. Ainsi, Haïti a été traité comme un mauvais élève, ne suivant pas les règles de « l'ordre » international. Aujourd'hui, Haïti est un petit pays sous surveillance au cœur des Caraïbes : pour le Etats Unis, un passage maritime vital entre la Floride et le canal de Panama - voisin d’une Cuba rebelle - mais pour la France aussi la gardienne de la francophonie dans la région. Les interventions de ces « amis d’Haïti » (Etats Unis, France, Canada, Union européenne) est plutôt catastrophique pour le pays.

    L'Église, les pasteurs et les missionnaires doivent aider ce peuple martyrisé, mais généreux et courageux, à mieux se connaitre lui-même. La formation doit certainement se poursuivre, avec plus de conviction et de nouveaux accents.

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     (Adaptée)

    Comment sortir du marasme ?

    Oui, le pays doit sortir de la situation actuelle. Il faut agir à court terme, sachant que les vraies solutions prendront du temps. C'est pourquoi l’Eglise doit encourager les citoyens de la base à se rencontrer (pas seulement en Eglise !!) pour continuer à nourrir l'espérance et la confiance comme antidote à la méfiance et à la peur qui habitent les cœurs. Nous devons nous appuyer sur les jeunes et travailler à les éveiller. Le pays de demain doit d'abord les intéresser. Il est urgent d'unir nos forces à celles d'autres organisations pour mettre en place une éducation civique massive, critique et réelle, qui aide les citoyens à renforcer leur fierté et à prendre leur destin en main. Pourquoi l'éducation civique (même l'éducation civique traditionnelle) a-t-elle été bannie des écoles ?

    Dans un laps de temps relativement court, la question du leadership accepté doit être régularisée. Des élections seront bientôt nécessaires dans le pays parce qu’il ne peut pas rester là où il est. Pourtant, les élections ne peuvent pas se tenir dans n'importe quelles conditions. Les conditions nécessaires doivent être réunies, comme la sécurité et l’arrêt de la violence. L'un des défis consiste à amender la Constitution de 1987 tout en conservant son esprit et ses acquis: le respect des droits humains, la décentralisation, la participation, le partage du pouvoir, la séparation et l’indépendance des pouvoirs de l'État.

    L'apport de l'Église

    Beaucoup de gens en Haïti considèrent l'Église comme représentée par la Conférence épiscopale d'Haïti (CEH), et attendent d'elle des paroles de réconfort. Actuellement, l'Église semble réticente à prendre position  et ne s'exprime pas suffisamment. La Conférence Haïtienne des Religieux/ses (CHR) n'a pas encore exprimé sa position. Plus de la moitié des religieux et des religieuses sont engagés dans l'éducation, perçue comme élitiste et inaccessible à tous. L'Église subit les conséquences de cette situation de violence et une dizaine de paroisses de l'archidiocèse de Port-au-Prince ne fonctionnent pas ou fonctionnent avec des difficultés extrêmes. Il y a eu des cas où certaines congrégations ont dû abandonner leur maison ou leur lieu de travail à cause des bandes armées.

    D'autre part, quelques communautés religieuses avec une forte présence dans les quartiers populaires continuent leur présence. Plusieurs paroisses assurent une présence dans le bas de la ville. Ce sont des exemples courageux et réels.

    Dans le climat actuel, les forces morales dans le pays devraient s’exprimer plus fortement, peut-être moins par des déclarations que par des actions concrètes. Les Églises, les communautés religieuses et les organisations de différentes confessions et traditions, les mouvements sociaux devraient s’unir et se mettre en réseau. Le pays ne peut plus compter sur certains politiciens qui se livrent à la démagogie pour s'assurer le pouvoir. C'est aux forces morales de se faire entendre et de faire sentir leur présence. Mais, regardons les choses en face: les gens qui représentent ces forces sont elles aussi des fils et des filles de cette société en crise.

    CICM dans ce contexte

    CICM est prudent et présent dans quatre paroisses du nord-est du pays et deux paroisses de la périphérie de la capitale qui ne sont pas (encore) occupées par les gangs. Les confrères partagent les préoccupations des gens. Par le passé, CICM s'est fait connaître par son engagement en faveur de la culture et de la langue populaires, comme en témoigne le journal « Bon Nouvèl », son engagement auprès des jeunes à travers le mouvement « Kiwo-Ayiti », et son action pour la justice à travers sa collaboration avec Justice et Paix e.a. Aujourd'hui, la tentation est grande de se replier sur le liturgique et le sacramentel. La défense des droits de l'homme devient presque synonyme d'aide à la satisfaction des besoins primaires « par charité ».

    Le missionnaire étranger doit se poser des questions. Être missionnaire, c'est être prophétique et, parce qu'il est étranger, le missionnaire étranger a sa propre façon (culturelle) de voir ; il peut questionner et accompagner avec respect et sans s’imposer. Cela nécessite d'aller au-delà de ses origines, mais il restera toujours un étranger. La tentation existe de faire des comparaisons: « chez nous, les choses ne sont pas comme ça, et nous n'avons pas tous ces problèmes ». C'est vrai, mais nous ne sommes plus chez nous, et chez nous aussi, il y a des difficultés. Certaines de nos certitudes doivent disparaître.

    L'intégration des nouveaux missionnaires est très délicate. Je parle du stage pour nos étudiants, qui nécessite un programme adapté aux exigences de l'époque. Il ne s'agit pas du programme général mais de son application concrète, de son insertion réelle dans la culture haïtienne et de sa mentalité, qui sont complexes et exigeantes. Vivre dans une communauté multiculturelle ne facilite pas les choses, car parfois, la communauté elle-même conduit à un repli sur soi en raison des exigences du multiculturalisme. La référence au peuple alors se perd.3  Les jeunes candidats missionnaires que nous préparons à vivre l’ad extra sont des fils de ce même contexte. Le discernement et la motivation sont essentiels.

    Au sein de la Province CICM de LAC, cinq pays ont des problématiques différentes, et le Conseil Provincial doit démontrer sa capacité à identifier les particularités de la situation haïtienne. Je demande qu'une priorité spécifique soit donnée à Haïti au nom de l'option pour les pauvres, qui doit prendre la forme d'un investissement de personnel et de ressources dans des projets et des activités adaptés à une situation particulière.

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    (Une peinture de la Casa Generalizia CICM)

    Les priorités de la province sont certainement pertinentes en ce moment :

    1. Les migrants et déplacés internes et les migrations massives sortantes. Les relations haïtien-dominicaines nécessiteraient une attention nouvelle et meilleure, parce que nous sommes une seule Province CICM.

    2. L'engagement en faveur des jeunes : plus de 50 % de la population sont des jeunes, objets d'instrumentalisation par les forces politiques et économiques.

    3. La formation des laïcs, qui n'est plus une priorité en dehors du strict contexte ecclésial.

    4. Engagement en faveur de la justice, du changement social et de l'écologie intégrale. En tant que congrégation internationale, peut-être dans le cadre de la coopération régionale (si elle veut avoir du sens), le plaidoyer en faveur des pays qui sont poussés à la marge et livrés au pouvoir de l'économie consumériste et le commerce des armes pour les bandes, pourrait avoir du sens.

    Dans la province, Haïti est parfois perçu comme le partenaire plus faible qui a toujours besoin de l'aide. Dans une province unifiée et diverse, CICM, comme congrégation missionnaire, doit se montrer capable d'une solidarité internationale réelle et active entre des entités égales en droits et en dignité, malgré des inégalités dans leur histoire, leurs traditions, leurs cultures et leurs possibilités d'action.  §

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    1 Plus de 100 000 citoyens, pour la plupart des professionnels et de nombreux policiers, sont partis dans le cadre du plan du président américain Joe Biden, qui a facilité la migration pour une durée limitée des ressortissants de quatre pays, dont Haïti. Est-ce parce que le pays n'avait plus besoin de ces jeunes professionnels que les autorités les ont laissés partir si facilement ?

    2 Cette mentalité est décrite par Legrand BIJOUX, Etudes de Psychologie Haïtienne. Le complexe d'indépendance, septembre 2010, qui fait suite à : Des mœurs qui blessent un pays : Haïti.

    3 Voir Constitutions de CICM, art. 13 et Directoire.